18-19 oct. 2018 Rennes (France)

Appel à communications

Colloque international consacré aux « Rapports ordinaires au genre »

Rennes, 18-19 octobre 2018

La question des rapports de genre constitue désormais, y compris en France, un domaine de recherche bien institutionnalisé et dynamique. Beaucoup de travaux explorent les relations entre hommes et femmes dans différents espaces sociaux, les mécanismes de la socialisation aux normes de genre, ou encore la constitution des identités genrées. À cette exploration des mécanismes sociaux concourant à la « fabrique du genre » au quotidien s’est ajoutée une analyse des mouvements sociaux du féminisme et de ses différentes déclinaisons – ayant contribué à porter l’attention sur les questions de genre. Plus récemment, les mouvements antiféministes, voire masculinistes ont fait l’objet d’enquêtes scientifiques analysant les ressorts de ce militantisme organisé en réaction aux avancées d’un féminisme jugé excessif. En bref, à travers ces travaux ont été abordés les rapports sociaux de domination en eux-mêmes, tels qu’ils sont vécus au quotidien par les individus et tels qu’ils peuvent être observés objectivement par les sociologues, ainsi que les positionnements militants organisés autour de ces rapports.

Aucune recherche systématique n’a en revanche tenté d’appréhender centralement la manière dont les individus, en dehors d’une démarche militante, peuvent eux-mêmes se saisir de catégories d’analyse genrées et des stéréotypes de genre, dans leur quotidien (sphères privée, professionnelle, politique, ou autre), pour analyser une situation vécue, décrypter des comportements, justifier une attitude personnelle, ou encore mettre en œuvre une stratégie. Si les rapports sociaux de genre en eux-mêmes sont désormais bien connus, en tant que réalités sociales objectivables, les rapports au genre, c’est-à-dire la façon dont les individus peuvent interpréter une situation ou tenter de la modifier en se réappropriant, ou non, la problématique du genre, ont en revanche été peu étudiés jusqu’à présent. Nombre d’actrices et d’acteurs mobilisent pourtant des discours sur le genre et sur les « identités » masculines et féminines pour interpréter leur quotidien ou intervenir dans leurs domaines d’activité propre (médiatique, politique, médical, juridique, etc.), en dehors de tout militantisme organisé. De même, les discours ordinaires (au sens où ils ne sont pas organisés sous une forme militante explicite, mais sont ancrés dans les rapports sociaux quotidiens) sur les excès et effets pervers du féminisme, ou encore le déni du genre comme catégorie d’analyse pertinente, les propos tenus sur les femmes ou les hommes (qu’ils soient positifs ou négatifs) constituent autant d’appropriations ordinaires du genre et des luttes qui en sont l’objet.

Les études sur la « diffusion par capillarité des idées féministes », dans les années 1970 (Achin et Naudier, 2010) et au-delà (Albenga, Jacquemart, Bereni, 2015) ou encore des enquêtes portant sur différents milieux professionnels (agriculture : Comer, 2015 ; police : Pruvost, 2008 ; médecine : Olivier, 2015 ; métiers d’accueil : Louey et Schütz, 2014) ont précédemment contribué à souligner le caractère heuristique d’un questionnement en termes de rapports ordinaires au genre. Ce colloque entend systématiser l’analyse de cette problématique, en faisant varier les contextes et les actrices et acteurs impliqués dans différentes univers sociaux ou interactions de la vie quotidienne. Il s’agit ici de considérer que

tous ces petits jeux quotidiens avec le genre, les usages ou les évitements conscients ou inconscients, des notions d’« hommes », de « femmes », d’ « identité masculine » ou « féminine », de « rapports hommes/femmes », voire de « genre », contribuent eux aussi, in fine, à façonner le genre lui-même. De même qu’on a pu observer la construction sociale des frontières du politique (Arnaud, Guionnet, 2005), ou encore les appropriations ordinaires du droit (observées par les Legal Consciousness Studies Silbey, 2005, Pélisse, 2005), on enrichirait sans aucun doute l’analyse en observant la construction sociale du genre, sans imposer une définition du concept a priori, mais en regardant comment les individus et les groupes, à leur façon, avec leurs mots, semblent appréhender ou non les relations et identités de genre, se réapproprier ou non les problématiques d’identité féminine ou masculine et de leur construction culturelle. On doit alors renoncer à une définition scientifique figée du terme, pour observer comment les individus parlent ou non du genre. Ce à la fois de façon consciente et inconsciente : on peut faire du genre sans en avoir l’air et sans le conscientiser, de même qu’on peut faire de la politique sans en avoir l’air et sans le conceptualiser tel quel. Constatant que des actrices et des acteurs mobilisent les catégories d’analyse du genre pour interpréter une situation, là où d’autres ne le font pas, on peut se demander si la façon dont les individus « habitent » leur propre identité de genre joue un rôle déterminant dans le recours au genre comme grille interprétative. La réflexivité sur son identité permet-elle de parler du « genre » et inversement parler du genre implique-t-il de la réflexivité pour soi et pour autrui ? Les manières de visibiliser le genre dépendent-elles des façons dont les individus sont « installés » dans leur identité de genre ?

Au-delà de ces usages interprétatifs du genre, les acteurs et actrices peuvent instrumentaliser la problématique du genre pour justifier une situation, un rapport de force, ou au contraire le contester. La question est alors celle des enjeux afférents à la mobilisation (ou non) des catégories d’analyse liées au genre. Lorsqu’un député refuse de féminiser la fonction de président de séance, lorsqu’un.e magistrat.e souligne les difficultés posées par la féminisation de son groupe professionnel, lorsqu’un.e journaliste sportif.ve refuse de couvrir le sport féminin, on se trouve face à des instrumentalisations ordinaires du genre au sens où elles ne se tiennent pas dans le cadre d’une activité militante pro ou antiféministe – qui permettent aux acteurs de construire des identités stratégiques, de se positionner au sein des univers professionnels et sociaux considérés, par et au-delà des rapports de genre. Nous faisons l’hypothèse que ces discours portent, implicitement ou explicitement, sur les modes de domination caractéristiques de ces différents espaces sociaux et constituent autant de manières de contester ou de justifier leur structuration ou leur évolution. À quelles conditions ces discours ordinaires sur le genre constituent-ils une ressource pour celles et ceux qui les mobilisent ? Et quels effets produisent-ils, tant sur le plan de la « fabrique du genre » (en paroles et en actes) qu’en tant qu’éléments structurants des univers où ils sont mobilisés ? Existe-t-il, a contrario, des situations où, d’après nos observations sociologiques, les acteurs devraient a priori mobiliser les catégories afférentes à la notion de genre, et semblent pourtant éviter de le faire ?

À travers ces différentes questions, ce colloque entend en bref se pencher sur les différentes formes d’appropriation – ou d’évitement – du genre dans des rapports sociaux que l’on qualifiera d’« ordinaires » au sens où ils sont vécus par les individus dans leur quotidien et non tels qu’ils sont mis en discours ou pensés dans le cadre d’actions militantes féministes ou antiféministes collectives ou encore d’analyses scientifiques d’une réalité objectivée. Les individus peuvent très bien mobiliser des discours militants et se les réapproprier, de même qu’ils peuvent mobiliser des connaissances ou des concepts liés à la sociologie du genre (par exemple en décrivant l’existence de stéréotypes de genre) pour interpréter leur vie quotidienne et donner du sens à la réalité sociale. Mais ce ne sont pas tant ces discours militants ou experts en eux-mêmes qui seront ici analysés que la façon dont les individus, dans leur vie quotidienne, peuvent précisément mobiliser ou non certaines grilles d’interprétation des rapports de genre pour donner sens à leur vécu et déchiffrer leur environnement. Il s’agit d’étudier la façon dont ils ou elles ont, ou non, une vision genrée des expériences de leur vie quotidienne et de la réalité sociale. En bref, nous ne nous intéresserons pas centralement à la pensée militante ou scientifique du genre, mais plus généralement à la construction sociale, à la fabrique ordinaire du genre comme cadre d’interprétation, telle qu’elle peut être observée dans toutes sortes de situations de la vie quotidienne (routinières ou exceptionnelles, privées ou professionnelles, etc.). Et ce sans présupposer que cette fabrique interprétative soit totalement cloisonnée par rapport aux conceptualisations scientifiques ou militantes du genre, mais au contraire en nous intéressant aux interpénétrations potentielles pouvant être observées entre ces différents univers sociaux lorsque les individus mobilisent une lecture en termes de genre pour donner sens à leurs expériences de la vie quotidienne ou plus largement à leur environnement social. Pour ce faire, nous considérons, comme A. Ogien, qu’analyser l’ordinaire constitue « une démarche qui ne devrait pas se contenter d’exhumer et de mettre en lumière des faits couramment tenus pour sans importance (la banalité du quotidien) ou négligeables (le savoir profane), mais viser à rendre compte d’un autre ordre de phénomènes : tout ce sur quoi les individus font régulièrement fond pour agir en commun de façon acceptable sans même s’en apercevoir. L’ordinaire renvoie donc à une question : de quoi est constitué l’arrière – plan non questionné sur lequel s’engage et se développe l’action en commun ? » (Ogien, 2012, p. 164). Dans le cas présent, plusieurs formes de réappropriations ordinaires du genre permettent d’appréhender cet arrière-plan non questionné, tout en analysant les conditions dans lesquelles celui-ci peut, à certains égards, être mis en questionnement. Peuvent être observées en ce sens :

1. Les appropriations du concept en lui-même : quel sens les individus lui donnent-ils ? Peut-on observer une diffusion des travaux scientifiques sur le genre dans certains univers sociaux, maniant ce concept tel qu’il est employé dans l’univers scientifique ? Et peut-on, a contrario, observer dans d’autres espaces sociaux des transformations du concept par rapport à sa définition universitaire ?

2. Les usages de catégories d’analyse liées au genre, d’une grammaire, de routines argumentatives et discursives (Boltanski et Thévenot, 1991, p. 87-93) du genre : les individus se réfèrent-ils aux identités hommes/femmes, à leurs relations, à leurs socialisations, à l’idée de stéréotypes de genre pour décrypter leur environnement ou leur propre comportement ? A quelles conditions le font-ils ... ou ne le font-ils pas dans leur vie quotidienne, privée ou professionnelle ?

3. Les appropriations de certaines thématiques portées par les mouvements militants liés au genre (féminisme, antiféminisme, masculinisme, etc.). Il peut alors s’agir de réfléchir à l’influence que peuvent avoir les discours militants sur les rapports quotidiens au genre, sur la fabrique ordinaire du genre comme cadre interprétatif. Pour analyser ces différentes dimensions, on s’intéressera à toute la gamme des rapports ordinaires au genre, des moins réflexifs aux plus stratégiques. Des plus « informés » – au sens d’une réappropriation d’une vision scientifique du genre comme construction culturelle aux plus naturalisants. Des plus cohérents – réappropriation systématique de l’ensemble d’un discours militant préconstitué – au plus ambivalent réappropriation sélective de certains éléments du discours militant et rejet d’autres parties de ce discours (Guionnet, 2017).

Aucun jugement de valeur ne doit bien sûr être porté sur cette fabrique « ordinaire » du genre comme cadre d’interprétation (par exemple quant à l’idée d’une utilisation jugée inappropriée de la grammaire scientifique du genre), le seul objectif du ou de la chercheur.e consistant à saisir toutes les formes de réappropriations ou non réappropriations du genre par tous les acteurs sociaux, dans toutes les situations sociales possibles (sphères privée, professionnelle, médiatique, politique, etc.). Il s’agit d’esquisser une palette de toutes les formes d’appropriation sélective du concept de « genre » en lui-même, des catégories d’analyse et de la grammaire qui lui sont liées, ainsi que des discours portés sur le genre par des mouvements militants et suffisamment médiatisés pour qu’ils puissent être repris à leur compte par des individus non militants. Une palette de situations que l’on replacera systématiquement en contexte, pour comprendre pourquoi un même comportement peut, ou non, être étiqueté, analysé au prisme du genre, selon les enjeux relationnels, les projections identitaires, les connaissances d’un individu ou d’un groupe social. Sur ce point, A. Saguy (2003, 2012) montre par exemple comment le harcèlement sexuel est ou non désigné comme tel selon des processus de cadrage tributaires d’une « structure sociale, de relations au sein des institutions et des pays, et de traditions culturelles et politiques spécifiques à leur contexte national et institutionnel » (Saguy, 2003, p. 9). Le cadrage du harcèlement sexuel est en partie façonné par les outils juridiques à disposition des acteurs pour le qualifier et le définir. En s’inspirant de ce type d’analyse, on peut, plus généralement, se demander quels sont les cadres d’interprétation mobilisés – ou non par les acteurs sociaux en lien avec les questions de genre ?

Pour répondre à l’ensemble de ces questions centrales, ce colloque transdisciplinaire et international propose d’explorer plusieurs thématiques :

1. Les communications pourront en premier lieu se pencher sur les usages stratégiques des catégories de genre destinés à donner sens à des situations professionnelles ou à des comportements observés dans certaines sphères sociales d’activité (politique, médiatique, etc.). Ces usages peuvent constituer des ressources pour les actrices et acteurs, afin de conserver ou contester des rapports de pouvoir, de construire ou de contester des ordres légitimes, de justifier ou de discuter une structuration, une division des tâches, de donner sens à un comportement. Par exemple, si on interroge les actrices et acteurs sur leur propre estimation de leurs compétences ou clefs de lecture dans leur univers professionnel, mobilisent-elles-ils les questions d’identité ou de relations hommes/femmes pour appréhender celles-ci? S’approprient-elles-ils le champ lexical (et dans ce cas, quels termes précis reprennent-ils- elles) et analytique du genre pour interpréter leurs comportements et ceux de leur entourage ? Pour dénoncer éventuellement des injustices, ou encore pour stigmatiser d’autres individus ? Analysent-elles-ils le fonctionnement du champ professionnel, social ou politique en mobilisant des problématiques en lien avec le genre ? Si pour les sociologues il est évident qu’être un homme ou une femme engendre des conséquences importantes en termes de relations sociales, de comportements, d’attendus sociaux, de préjugés, etc., qu’en perçoivent les individus eux-mêmes ? Comment se réapproprient- elles-ils (ou non), dans leur quotidien, certains discours tenus sur le genre, certaines grammaires argumentatives, certains discours féministes (Albenga, Jacquemart, Bereni, 2015) ou antiféministes imprégnant différents univers sociaux ? Existe-t-il des effets performatifs à ces appropriations ordinaires du genre ?

2. On peut en outre analyser les rapports ordinaires au genre en observant comment, dans la sphère privée ou dans l’ordre des opinions personnelles, les catégories de genre sont, ou non, mobilisées pour décrypter l’attitude de proches, ou donner sens à son propre comportement ou jugement. Comment, par exemple, la division des tâches, au sein d’un couple, peut-elle être justifiée ou contestée en faisant référence à des identités masculine ou féminine ? Dans quelle mesure les stéréotypes relatifs aux compétences supposées spécifiques aux hommes ou aux femmes sont-ils mobilisés pour appréhender la répartition des activités (éducation des enfants, tâches ménagères, décisions économiques, bricolage, etc.) ? Quel regard les individus portent-ils sur leur héritage familial en matière de socialisation aux identités de genre ? Mobilisent-elles-ils une grammaire du genre pour expliquer le choix de leurs loisirs, de leurs modes de vie, ou encore de leurs opinions politiques(question sur laquelle on possède typiquement pléthore d’analyses sociologiques isolant la variable du genre, mais n’interrogeant pas la question de la mobilisation ou non par les actrices et acteurs de cette variable comme donnée explicative, à leurs yeux, de leur opinion politique, ou encore du comportement des acteurs politiques et médiatiques (par exemple les individus dont il est question pensent- ils que les femmes font de la politique autrement et expliquent-elles-ils ainsi des différences de présence ou de comportement de leurs élu.e.s) ? Il s’agit ici moins d’analyser les usages stratégiques du genre que les situations où les actrices et acteurs peuvent « genrer » sans en avoir conscience, peuvent se réapproprier des stéréotypes ou des discours militants sur le genre (féministes ou antiféministes, par exemple), construire à leur manière des représentations sur le genre et s’en servir plus ou moins pour décrypter leur environnement social ou leur propre comportement. Il peut aussi s’agir d’observer des actrices et acteurs dont l’identité sociale peut induire des injonctions à se positionner sur le genre (par exemple les musulmans, volontiers soupçonnés d’entretenir des rapports de domination sur les femmes). On s’interrogera alors sur le lien entre racialisation et rapports ordinaires au genre : en quoi, par exemple, les injonctions à tenir certains discours sur le genre sont-elles accrues du fait des stigmates portés sur les rapports de genre chez « les Arabes » ? On pourra ainsi explorer l’importance des générations, des identités socio-culturelles, etc., dans la formation des rapports ordinaires au genre.

3. Les chercheur.e.s peuvent être amené.e.s à utiliser une perspective en termes de genre pour comprendre le comportement ou le discours d’individus là où ceux-ci ne le mobilisent pas. Parler d’identité féminine ou masculine, de rapports sexués peut dans certains contextes, s’avérer périlleux, coûteux, pour les individus (par exemple lorsque des femmes évitent de le faire dans leur univers professionnel parce qu’elles craignent d’être stigmatisées comme « féministes »). Existe-t-il des aveuglements, ou même des stratégies d’évitement par rapport aux discours sur le genre? Comment comprendre ces comportements d’évitement d’analyses en termes de genre dans les situations où elles semblent s’imposer comme une grille d’interprétation majeure pour les sociologues ? S’agit-il d’une simple méconnaissance de ces modes interprétatifs, qui suffirait à en expliquer la non-mobilisation? Ou les actrices et acteurs peuvent-elles-ils être conscient.e.s de la pertinence de cette variable, sans vouloir se l’approprier en situation, ou bien en choisissant de naturaliser certaines différences hommes/femmes ? Au-delà de l’évitement, la disqualification du genre comme concept analytique peut-il marquer une identité commune à un groupe (professionnel, politique, etc.) ? Sachant par exemple qu’en politique, l’influence de l’entourage a été maintes fois soulignée dans la propension à rejeter la politique institutionnelle (Braconnier, Dormagen, 2007), on pourra se demander dans quelle mesure il joue un rôle déterminant dans l’évitement ou même le rejet des catégories d’analyse liées au genre.

S’inspirant des travaux relatifs aux rapports ordinaires au politique, on peut par exemple se poser la question des coûts éventuels liés à la mobilisation des questions de genre dans des activités militantes (non féministes) : l’évitement de ces questions correspond-il à une volonté de ne pas engendrer de conflits (Hamidi, 2006, Agrikoliansky, 2014, Eliasoph, 1998), par exemple lorsque des femmes, agacées par une division du travail militant dans une AG étudiante, ne prennent pas la parole pour protester, par peur d’entraîner un conflit ou de se voir traitées de « féministes » ? Les sociologues savent combien existe souvent une répartition genrée implicite des tâches militantes (Fillieule, Roux, 2009 ; Dunezat, 2007). Qu’en est-il pour les militant.e.s, lorsque ces rapports sont centraux sans être le sujet explicite de la discussion ? Le genre constitue-t-il une clef d'interprétation des pratiques militantes pour les actrices et acteurs elles-eux-mêmes ? Là aussi, les analyses relatives à ces questions ont surtout mis en exergue le poids de la variable genre d’un point de vue objectif et n’ont pas centralement interrogé la façon dont les militant.e.s se réapproprient (ou non) cette dimension du genre pour déchiffrer leurs propres pratiques (en dehors des militantismes féministes ou antiféministes), même s'il existe des exceptions (voir, par exemple, Dunezat, 2007 ; Avanza, 2009 ; Meuret-Campfort, 2010 ; Rétif, 2013 ; Johsua, 2015). Plusieurs questions demeurent dès lors ouvertes : à quelles conditions ces discours ordinaires sur le genre constituent-ils des ressources ou des contraintes pour celles et ceux qui les mobilisent, allant parfois jusqu’à réactiver des attendus normatifs liés à la « féminité » (Comer, 2015) ou à la « masculinité » pour justifier des pratiques militantes ? Et quels effets (performatifs ou non) produisent-ils, tant sur le plan de la « fabrique du genre » (en paroles et en actes) qu’en tant qu’éléments structurants des univers où ils sont mobilisés, des carrières ou encore des définitions de soi ?

4. Ce colloque ne saurait se passer de questionnements méthodologiques. Les communications relatives à une réflexion d’ordre méthodologique quant à la possibilité d’enquêter sur la fabrique ordinaire du genre comme cadre interprétatif seront les bienvenues. Recueillir, dans des entretiens, la parole d’actrices et d’acteurs sur l’importance qu’elles et ils donnent au genre pour déchiffrer certaines situations ou certains comportements pose bien sûr la question classique de l’imposition d’une problématique. Cela soulève indissociablement la question des effets de légitimité (Lahire, 1996) conduisant les actrices et acteurs à modifier éventuellement leurs propos face à une enquêtrice ou un enquêteur en fonction des attentes que les enquêté.e.s perçoivent chez ces dernier.e.s (par exemple chez une enquêtrice connue pour travailler sur les questions de genre ou se présentant comme telle en début d’entretien). Dans quelle mesure les appropriations, lectures et interprétations différenciées des pratiques politiques en termes de genre dépendent-elles de contextes d'énonciation (Hamidi, 2006), y compris du contexte instauré par la relation d’enquête (Bargel, Fassin, Latté, 2007) ? Comment analyser la façon dont un individu mobilise la variable du genre dans son interprétation d’une situation sans lui imposer cette problématique ? Comment repérer empiriquement les rapports ordinaires au genre lorsqu’ils ne s’expriment pas ? En mobilisant, par exemple, les outils que nous invite à saisir la démarche ethnographique (Avanza, Fillieule, Masclet, 2015) ?

Afin d’aborder ces différents angles de questionnement, les propositions de communication pourront s’inspirer d’enquêtes récentes ou plus anciennes dans tous les domaines de la vie sociale : sphères professionnelle, politique, économique, médiatique, privée, etc. De ce point de vue, les travaux exploités pour aborder cette problématique peuvent être issus de différents domaines universitaires : la sociologie, la science politique, l’histoire, l’anthropologie, l’économie, etc. Que les réflexions se placent dans l’un ou l’autre de ces domaines, elles auront toujours comme objectif de ne pas traiter centralement de la question du genre en tant que variable objective produisant des effets réels. Il s’agira bien de privilégier une approche jusqu’alors peu explorée de façon systématique dans les enquêtes de terrain en France ou à l'étranger : celle des réappropriations ordinaires des problématiques liées au genre au quotidien, dans des situations ponctuelles, en dehors des débats militants féministes ou antiféministes.

Les propositions de communication compteront 5 000 signes maximum, auxquels pourront s’ajouter des références bibliographiques. Elles sont à adresser, pour le 5 mars 2018 au plus tard, aux adresses mail suivantes : christine.guionnet[at]univ-rennes1.fr et bleuwenn.lechaux[at]univ-rennes2.fr

En cas d’acceptation de votre proposition, les textes finaux, d’un format de 50 000 signes environ, seront à nous remettre pour le 10 septembre 2018.

Références bibliographiques

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